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Suis l’aigle

Un texte de Kevin Ehman

Photos numériques de Joel Hibbard

Photos analogiques de Kevin Ehman

L’idée du voyage a commencé, comme la plupart de nos projets, sur le chemin de l’aller et du retour à la plage. Le trajet de nos pauses locales dans le sud de l’île de Vancouver dure une bonne heure dans chaque sens; il nous offre amplement pour divaguer et rêver de projets tirés par les cheveux. Nous avons entamé une discussion à propos d’un voyage autour de la côte nord du Japon pendant la saison des typhons, mais cette destination s’est transformée en projet de validation de concept plus près de chez nous, mais non moins ambitieux : une tournée de deux semaines à Haida Gwaii en fatbikes équipés d’une remorque. Novembre nous offrait une fenêtre d’opportunités pendant laquelle les vagues provenant du nord-ouest correspondraient à ce que nous recherchions. De plus, nous allions probablement être frappés de plein fouet par des conditions météo très défavorables le long d’une plage de 100 km qui serait notre monde pendant la majeure partie du voyage.

Pour ceux qui ne sont pas familiers avec cette région, Haida Gwaii est un archipel situé au large de la côte nord-ouest de la Colombie-Britannique, loin des agglomérations de la province qui sont principalement regroupées autour du 49e parallèle. Haida Gwaii est un lieu où le climat maritime change rapidement et où la nature est inaltérée. C’est aussi là où l’histoire profonde et la richesse culturelle des Haïdas, les habitants de cet archipel, existent depuis la nuit des temps. Bref, c’est un endroit profondément émouvant, point final.

Vos aventuriers :

C’est au début de nos années de formation que nous avons tous les deux attrapé la piqûre de l’aventure. Les panoramas naturels et impressionnants du nord-ouest du Pacifique sont là où nous trouvons la paix. La carrière de Joel comme guide d’aventure dans l’Arctique canadien pour l’entreprise de rafting de sa famille lui permet de passer une grande partie de son temps de travail à l’extérieur. À l’opposé, mon évasion quotidienne se limite à un court trajet de vélo dans les rues pluvieuses de Victoria.

Nous avons tous les deux des convictions profondes quant à l’aventure à propulsion humaine et Haida Gwaii est un endroit où il faut généralement beaucoup de combustibles fossiles pour s’y rendre, que vous y parveniez en avion ou en voiture-traversier. Nous sommes tous les deux partisans de l’aventure pour l’aventure et ce voyage servait un autre but, celui de nous ressourcer et de nous ramener aux choses qui comptent vraiment. Prendre un véhicule pour se rendre à un tel endroit nous semblait inconcevable. Nous voulions que cette expérience de la nature vierge et sauvage du nord-ouest du Pacifique ne soit pas ternie par le confort du transport motorisé. Il nous a semblé approprié de laisser ce paysage naturel et puissant nous façonner et nous considérions qu’il serait prétentieux d’y laisser des traces. Loin de l’agitation de la vie urbaine dont nous étions trop dépendants, nous nous sommes dressés contre les éléments et perdus dans l’aventure.

La planification :

Comme on pouvait s’y attendre, plus l’ampleur d’un tel projet est considérable, plus il faut de l’équipement. Si nous pouvions compter sur un gros camion ou une camionnette,  le transport d’équipement serait relativement facile. Mais nos deux semaines de provision et notre équipement de surf seraient chargés sur deux vélos; il fallait donc y réfléchir sérieusement. Le vieux dicton « il n’y a pas de mauvais temps, seulement de mauvais vêtements » était particulièrement approprié dans notre cas. Les conditions automnales de Haida Gwaii peuvent osciller entre un temps chaud et ensoleillé et un froid mordant de pluie et de neige. Nous devions donc nous préparer à toutes ces conditions. Une fois que notre ami Derek de Live To Play Sports à Vancouver nous a prêté des Ithaqua de Norco et un ensemble de cyclotourisme léger de Topeak, notre logistique de chargement était presque terminée. Les vestes et les pantalons MT500 d’Endura sont imperméables et respirants; ils nous ont servi de couche extérieure principale pour le voyage. Deux remorques Burley contenaient le reste de notre équipement, soit deux semaines de provisions, une tente quatre saisons, des combinaisons de plongée (plus les gants et les bottillons) et de l’équipement photo. Ah oui… et trois planches de surf.

Notre aventure :

Un coup de vent provenant du nord s’est abattu sur le côté du traversier alors que nous accostions sur l’île Graham, lieu où habitent la plupart des quelque 5 000 résidents de Haida Gwaii. Notre vaste expérience en plein air n’a pas fait grand-chose pour calmer nos appréhensions de l’aventure qui nous attendait. Même si chaque bourrasque nous rappelait la Toyota 4Runner sécuritaire et confortable que nous avions laissée derrière à Port Hardy, nous étions déterminés à faire l’expérience de cette terre par nos propres moyens.

Nous n’avions pas beaucoup de temps pour tester notre équipement avant le départ. Nous étions tous les deux à la fois occupés par le travail et notre vie; tout était prêt seulement quelques jours avant le grand départ. La sortie d’essai de la veille a fini par être un tour rapide le long d’une piste cyclable locale. Nous connaissions nos talents d’empaquetage et nous étions rassurés par ce fait en songeant aux problèmes qui nous attendaient en cours de route.

Pour la première journée, nous avions prévu rouler le long d’une autoroute à deux voies de 100 km de Skidegate à Masset sur la côte nord de l’île. Pour faire le plus de surf possible, nous avons roulé le plus rapidement possible en direction de North Beach et du parc provincial de Naikoon, l’endroit où les vagues commencent. Lorsqu’on transporte 40 kg de matériel sur une centaine de kilomètres en fatbike, toute pause permettant d’échapper au supplice est la bienvenue. Haida Gwaii a détourné notre attention de la souffrance en nous offrant en spectacle ses imposants pins et des panoramas côtiers à couper le souffle. Des corbeaux toujours vigilants saluaient nos efforts de cris gutturaux alors que nous nous faufilions sous eux, enveloppés dans des nuages ​​de vapeur de notre propre fabrication. Finalement, nous nous sommes résignés au fait que nous n’allions pas atteindre la côte nord avant le coucher du soleil et nous avons finalement donné un dernier coup jusqu’à un lac situé à 10 km au sud de la ville où nous devions camper pour la nuit.

Au réveil le lendemain matin, le gel recouvrait le lac. Ce dernier reflétait le rose et le violet de l’aube à venir alors que nous partions en direction de Masset. Nous avons fait le plein avec un déjeuner gourmand composé de cheeseburgers et de coca avant de partir vers l’est jusqu’à la plage. Ce repas constituait probablement la dernière occasion de s’offrir un peu de réconfort pendant un certain temps. Lorsque nous sommes arrivés à notre première destination, le soleil brillait et les vagues étaient à hauteur de poitrine, même s’il s’agissait d’un courant du large. Malgré l’instabilité des vagues, nous nous sommes habillés et nous sommes lancés à l’eau. C’était notre deuxième journée et déjà, nous faisions du surf! Nous avons surfé longtemps avant que le soleil ne commence à rapidement se coucher. Cette nuit-là, nous avons fini par camper derrière des dunes où nous avons profité du premier d’une série de couchers de soleil spectaculaires et de paysages d’étoiles.

Les jours suivants nous ont conduits plus à l’est dans le parc. Cette partie de notre voyage était caractérisée par un vent du nord si froid qu’il rendait quasi inutile nos tentatives de faire du feu. Les nuits fraîches étaient suivies de matins précipités où nous emballions rapidement notre équipement avant de nous réchauffer en pédalant. Notre objectif était proche. Rose Spit, la pointe nord-est de l’île, a tenu sa promesse de répit. Nous avions prévu y camper pendant trois ou quatre jours pour surfer et faire de l’exploration. Nos efforts et notre détermination ont porté leurs fruits et nous avons réussi à dépasser la marée montante et à atteindre le Rose Spit pour une autre séance de surf ensoleillée en après-midi. Nous nous comptions chanceux avec la météo jusqu’à présent et nous espérions que notre fortune allait durer pendant notre séjour de camping à venir.

Nirvana:

Les quatre jours suivants nous ont donné un avant-goût de tout ce que nous avions espéré pour ce voyage. D’innombrables vagues déferlaient sans personne aux alentours pendant des kilomètres, sauf quelques camions locaux qui se sont pointés pour ramasser des trappes de crabe ramenées à la côte par une récente tempête. Nous avons surfé jusqu’à ce que nos mains soient gelées et nos épaules nous fassent mal. Nous étions obligés de retourner au campement et manger pour reprendre nos esprits. Les excursions jusqu’à Rose Point traversent l’écosystème unique des prairies qui émerge au-delà de la limite des arbres à Rose Spit. En conduisant les vélos sans être gênés par les remorques ni les sacs, nous avons filé à toute vitesse sur un sentier de véhicule tout-terrain jusqu’à la dernière portion de plage qui menait à l’entrée de Dixon. Ici, les eaux océaniques pénètrent dans le détroit d’Hécate à l’est, tandis que l’horizon infini s’ouvre jusqu’aux îles Aléoutiennes et la Russie à l’ouest. Par temps clair, on peut voir au nord l’île Dall et l’île du Prince-de-Galles en Alaska. La vie marine y est abondante; on peut voir des lions de mer de Steller, des otaries stellaires, des pygargues à tête blanche, des puffins fuligineux et des phoques communs. Ce vaste environnement permet d’entrer en communion avec sa nature, son énergie et son immense beauté. Nous nous sommes déplacés lentement en essayant d’absorber tous les détails de cet endroit unique.

Une fois que le vent a tourné pour briser les vagues, nous savions qu’il était temps de passer à autre chose. Nous avons remballé nos trucs, puis pointé nos fatbikes vers le sud. Nous nous dirigions maintenant vers la portion est de la plage où la communauté de Tlell et l’autoroute nous attendaient. Cette randonnée de 70 km sur la plage nous était inconnue. Ni moi ni mon ami ne l’avions effectué au cours de nos voyages précédents et il n’y avait pas beaucoup d’informations à part le conseil inquiétant que « l’eau douce peut poser problème… ». Heureusement, il pleuvait souvent et nous arrivions facilement à nous en approvisionner en utilisant une bâche. Nous en avions donc suffisamment pour réhydrater la nourriture et étancher notre soif. Le vent dominant sur cette étendue de côte vient du sud-est; il y avait donc de fortes chances qu’un vent de face nous suive pendant la plus grande partie du trajet. Notre attitude à l’égard de ce défi stupide et auto-imposé était de « le faire et de découvrir ce qui se passe ». De toute façon, nous n’avions pas vraiment le choix de penser autrement.

Le plus beau site de camping du voyage était sans doute celui situé près du cap Fife. Il est niché dans des dunes herbeuses au bord d’une rivière et c’est à cet endroit où nous avons enfin profité d’une soirée tempérée près du feu. Mais cette nuit-là, le vent s’est levé à une vitesse d’environ 70 km/h. Nous étions allongés dans la tente qui tremblait en nous demandant si la bâche allait tenir et en nous inquiétant du sort de l’équipement que nous avions laissé tel quel avant de nous coucher. Je me suis réveillé en entendant Joel maudire le piquet central qui venait de déchirer la tente. Nous avions peur que notre chance ait enfin tourné, mais le soleil a finalement réapparu pour faire sécher notre équipement.

Et nous avons poursuivi notre chemin en prenant soin de parcourir autant de kilomètres que possible à marée basse, car c’était difficile de gagner du terrain dans le sable fin qui recouvrait la partie supérieure de la plage, même avec des pneus de 4 po. Lors d’une soirée éclairée par le soleil couchant à la fin d’une longue journée sur la selle alors que nous ne trouvions aucun site de campement approprié, un aigle nous a encerclés plusieurs fois avant de se poser sur de hautes épinettes. Nous l’avons suivi et il nous a menés jusqu’au premier terrain plat, sécuritaire et situé au-dessus de la ligne de marée haute que nous avions vu cette journée-là. Émus par cette interaction avec la nature, nous avons planté notre tente et construit un feu rugissant. Nous ressentions le contentement inné qui vient avec l’impression d’être sur le bord du monde.

Attendre que l’inéluctable se produise :

Notre chance avec la météo était étonnamment bonne jusqu’à présent, mais nous savions que ce n’était qu’une question de temps avant de goûter aux rafales pour lesquels Haida Gwaii est reconnu. Évidemment, nous avons appris qu’une tempête importante approchait. Des vents soutenus soufflant à plus de 100 km/h allaient durer pendant plus de 24 heures. Le camping de plage que nous avions apprécié jusqu’à présent était trop exposé. Il fallait se réfugier dans un endroit plus sécuritaire avant que la tempête ne frappe. Nous avons fait de notre mieux pour arriver à Cape Ball en sachant très bien que ce trajet allait être difficile. La section à éviter nous obligeait de rouler parallèlement aux falaises à marée haute, mais nous n’avions pas le choix de nous mettre à l’abri dans les dunes du Cap. Alors que le soleil commençait à plonger sous l’horizon, nous avons finalement aperçu l’embouchure de la rivière. Après que nous ayons traversé quelques rivières avec nos chars d’assaut,  nous nous sentions d’attaque pour y aller à fond. Mais le vent s’est mis à souffler à plus de 50 km/h et nos options ont rapidement diminué. Nous sentions sans le mentionner qu’il fallait piquer notre tente le plus rapidement possible et se tenir cois. Joel a traversé la rivière le premier. Tout semblait bien aller jusqu’à ce qu’il s’approche de l’autre rive où l’eau profonde et le courant fort ont pris le dessus. Soutenue par les contenants de Rubbermaid, la remorque a commencé à flotter avant de faire un tête-à-queue. Contraint d’abandonner son vélo et de se battre dans l’eau glacée jusqu’aux cuisses, Joel m’a crié l’une des citations les plus mémorables du voyage :

« N’y pense pas! Il est trop tard dans la journée pour faire une connerie! »

Joel n’est pas du tout frêle, mais il a quand même fait usage de toutes ses forces pour tirer son bolide de l’autre côté. Il est ensuite venu me chercher et nous avons tous deux poussé mon bolide jusqu’à la rive opposée dans une rivière qui montait à vue d’œil à cause de la marée montante. Trempés et gelés, nous avons changé de vêtements et nous nous sommes dépêchés d’installer des corps-morts autour de la tente. Nous avons mis notre équipement à l’abri du vent sous un grand arbre abattu. Une fois bien enveloppés dans nos sacs de couchage, nous étions inquiets de ce que la nuit nous réservait. Le rugissement du vent qui soufflait sur les dunes nous gardait éveillés, mais heureusement nous étions à l’abri juste assez pour que notre tente tienne bon jusqu’au matin. En sortant de la tente, nous avons ri de soulagement : nous venions de sortir indemnes d’une nuit qui aurait facilement pu avoir raison de nous et nous savions à quel point nous étions chanceux.

Et nous n’étions pas encore sortis du bois. Avec une forte marée le jour, nous n’avions pas beaucoup de temps pour gagner du terrain et la réalité de notre horaire était toujours présente. Les vents soufflaient de manière constante à plus de 60 km/h et une onde de tempête projetait une mousse d’eau de mer et de sable bien au-delà de la ligne de marée haute. Ce joyeux mélange d’éléments allait, de toute évidence, rouiller rapidement les pièces mobiles de nos vélos. Nous n’avons roulé que quelques kilomètres sur la plage avant d’admettre notre défaite et de trouver refuge dans une rangée d’arbres.

Bien que cette aventure s’avérait une évasion très intense de notre vie quotidienne structurée, nous n’avons jamais pu échapper complètement aux contrariétés d’un horaire. Nous n’avions que deux jours pour retourner à Queen Charlotte City et au traversier. Nous savions que nous devions pousser jusqu’au début du sentier à la rivière Tlell, puis sur l’autoroute. En chargeant le matériel dans le noir, nous avons filé à toute allure pour trouver l’extrémité de la plage alors que la marée montait rapidement. Cette sortie matinale et difficile nous a menés à l’épave de Pesuta, une attraction importante située à East Beach juste au nord de Tlell. Cette péniche de bois de 80 mètres a touché terre en 1928. D’une beauté saisissante, elle dévoile la majeure partie de sa coque dont la forme facilement identifiable est enfouie sous le sable. Après quelques photos, nous sommes arrivés à l’embouchure de la rivière avant de réaliser que nous avions peut-être raté notre chance de la traverser à marée basse. Nous avons accédé à sa berge avec difficulté. Cette rivière profonde et rapide était notre seule porte de sortie avant d’atteindre l’autoroute. Les deux heures durant lesquelles nous avons pataugé dans la boue jusqu’aux genoux parmi les arbres abattus par la tempête étaient plutôt comiques. Nous travaillions en équipe pour transporter les vélos dans des sections presque infranchissables. Nous nous sommes arrêtés pour reprendre notre souffle en riant de la fin masochiste de cette section hors route du voyage. Nous avons finalement atteint le stationnement. Nous étions sales et trempés jusqu’aux os, mais aussi prêts à trouver un second souffle et pédaler les derniers 46 km qui nous séparaient de Queen Charlotte City. Cherchant peut-être inconsciemment une réintroduction progressive à la civilisation, nous avions prévu dormir une nuitée dans un motel avant de commencer le voyage en traversier vers l’île de Vancouver le lendemain soir. Après que nous ayons nettoyé, démonté, puis emporté furtivement  nos fatbikes dans la chambre, nous avons lutté pour nous endormir, notre corps et notre esprit étaient en désaccord avec le fait que nous étions à l’intérieur.
   

Le retour :

Le dernier jour, nous avons mangé tout ce qui nous tombait sous la main avant de charger nos vélos pour nous rendre au traversier et effectuer notre long voyage de retour. La mélancolie que nous ressentions à l’idée de terminer cette merveilleuse aventure sauvage commençait déjà à s’installer. La satisfaction de notre exploit était compensée par le fait que nous retournions dans le « monde réel » des boîtes de réception et des délais, du rythme effréné de la vie moderne et de l’absence d’une communion intime et constante avec la nature. Même si nous étions heureux à l’idée du confort de notre foyer et de nos partenaires, c’était difficile de partir. Haida Gwaii est un lieu qui se connecte aux valeurs et aux émotions profondes du cœur. Il parle à votre inconscient en établissant un lien avec un autre genre de réalité. La tête pleine de pensées tourbillonnantes, nous avons montés sur le traversier au crépuscule. Nous étions heureux d’avoir vécu une expérience qui nous a fourni un peu de tout et bien plus et nous étions convaincus qu’il ne s’agissait pas d’un adieu, mais bien d’un au revoir.